L'aide multicritère à la décision: une activité profondément ancrée dans son temps

Jean-Claude Vansnick

Université de Mons-Hainaut

Place du Parc, 20 7000 Mons - Belgique

Depuis la fin des années 60, notre rapport au réel connaît une évolution considérable. De la conception d'un univers automate, câblé, susceptible d'être décrit en termes de lois universelles ou de modèles simples, on passe (ou on est passé) à la conception d'un réel complexe, non maîtrisable, "définitivement inconnaissable à quelque observateus que ce soit, celui-ci ne pouvant en connaître que des éléments contingents au travers de l'expérience" (Maestre, 1994).

Cette évolution est très nette dans les sciences physiques (cf. Prigogine et Stengers, 1979) mais elle est tout aussi claire dans le domaine socio-économique où l'idée de complexité s'est trouvée largement renforcée avec d'une part l'apparition de nouveaux acteurs (mouvements écologistes, mileu non marchand, ...) e d'autre part l'augmentation considérable des interactions due au développement des techniques informatiques et des moyens de communication.

Une telle reconnaissance du complexe est évidemment lourde des conséquences; en ce qui concerne le domaine de la décision, elle bat par exemple en brèche l'idée du recours à un "expert" pour résoudre un problème car celui-ci ne dispose certainement pas des connaissances ni des moyens pour "maîtriser" la complexité de la situation. De nouveaux outils, une nouvelle méthodologie doivent être envisagés.

Je voudrais ici défendre l'idée que l'aide multicritère à la decision peut être vue comme porteuse des réponses intéressantes à ces questions difficiles et qu'elle s'intègre ainsi parfaitement dans la mouvance d'idées de cette fin de siècle.

On sait que l'activité d'aide multicritère à la décision comprend deux grandes phases: la phase de structuration et la phase d'évaluation.

La phase de structuration consiste essentiellement à

Cette première phase est donc parfaitement compatible avec la présence d'acteurs multiples. On peut même dire que l'aide multicritère à la décision reconnaît non seulement leur existence mais permet en outre de créer une base relationnelle entre eux grâce à la mise au point d'un langage commun. Ceci correspont parfaitement à la conception nouvelle du rapport "homme-réel" évoquée ci-dessus car la place importante accordée aux acteurs est à mettre en rapport avec la contestation du savoir des experts et la valorisation de l'expérience, deux éléments liés à la reconnaissance de l'idée de complexité (cf. à ce sujet le très bel article de Maestre déjà cité). De par sa phase de structuration, l'aide multicritère à la décision est donc bien intégrée dans les idées de son temps.

En est-il de même pour la phase à priori plus technique d'évaluation?

La réponse est certainement oui si l'on envisage, comme cela me paraît d'ailleurs avantageux de le faire, de développer cette phase en présence des divers acteurs impliqués dans le processus de décision. En effet, durant la phase d'évaluation, l'accent se porte sur des questions touchant directement aux systèmes de valeurs si bien que cette phase constitue un moment privilégié pour faire émerger les valeurs fondamentales en jeu, valeurs qui sont sous-jacentes aux points de vue construits lors de la phase de structuration. Dans cette optique, la phase d'évaluation peut donc conduire les acteurs à acquérir une perception commune profonde du problème qui les préoccupe et être ainsi à l'origine de la conception d'un project mobilisateur auquel chacun d'eux souscrit. En donnant cohérence aux comportements des acteurs, cette mobilisation constitue clairement une réponse à la complexité. En outre, le problème de décision initial peut alors être résolu dans un contexte favorable, l'idée d'aide à la décision prenant ainsi toute sa signification.

Les périodes de grande évolution sont souvent des périodes troublées, marquées par des heurts et des résistances au changement. L'aide muticritère n'échappe pas à la tourmente mais je suis optimiste quant à son devenir. Je pense que, en accord avec le mouvement d'idées auquel elle participe, son développement passera par la pratique "sur le terrain": c'est au travers de ses applications que l'aide à la décision peut le mieux s'exprimer et être reconnue.

Je voudrais pour terminer ce texte ajouter que ce qui fait pour moi la richesse du groupe de travail européen "Aide Multicritère à la Décision", c'est, bien plus que les exposés scientifiques qui y sont proposés, sa convivialité et les relations d'amitié qu'il permet de tisser. Un tel climat favorise grandement les discussions, les collaborations et l'élaboration de projects en commun, ce qui fait d''ailleurs écho aux idées développées ci-dessus. A la réflexion, le succès de notre groupe ne serait-it pas dû à sa parfaite intégration dans son temps?