Le terme robuste apparaît de plus en plus souvent en aide
à la décision. Même si ce qualificatif a généralement
le sens de «qui résiste à l’à peu près»,
il recouvre pourtant des significations différentes et parfois obscures.
Le recours à cette notion pour éclairer des décisions
soulève, me semble-t-il, de multiples questions. Sans chercher à
être exhaustif, je voudrais ici en aborder quelques-unes.
Tout d’abord, qu’est-ce qui doit être robuste ? Corrélativement,
vis-à-vis de quoi, vis-à-vis de quel à peu près
cette robustesse doit-elle être appréciée ? Enfin,
pourquoi cette préoccupation de robustesse a-t-elle de l’importance
en aide à la décision ?
«Un des souhaits souvent formulés par les décideurs vis-à-vis de la méthode multicritère qu’ils utilisent est d’avoir une idée de la robustesse du résultat. C’est la raison pour laquelle l’étude de la sensibilité des méthodes multicritères fait partie des grands axes de recherche du domaine. Cette demande traduit la volonté de savoir dans quelle mesure une variation des données due par exemple à une erreur de mesure ou d’estimation risque d’affecter le résultat donné par la méthode» (Durand et Trentesaux, 2000).
«Nous utiliserons le terme de robustesse pour caractériser la performance d’un algorithme ou plutôt d’un processus complet de construction d’un ordonnancement en présence d’aléas» (Sanlaville, 2002).
Un décideur et, plus généralement, une quelconque
partie prenante dans un processus de décision attend souvent, de
l’aide à la décision, autre chose qu’une ou quelques solutions
résultant de l’application d’un algorithme ou d’une procédure.
Dans la mesure où l’aide à la décision ne vise pas
uniquement à préconiser des solutions, n'est-il pas nécessaire
de reconnaître que la réponse à la question «robustesse
de quoi ?» ne doit pas être restreinte aux seules solutions.
Il n’est donc pas surprenant que certains auteurs se soient déjà
préoccupés de robustesse dans au moins deux autres directions
: robustesse de méthodes, robustesse de conclusions.
J’appelle méthode M une classe bien définie de procédures, une procédure P étant une séquence d’instructions qui, appliquées à une instanciation (jeu de données) E d’un problème (auquel la méthode est censée s’appliquer), fournit un résultat R(P,E).
Le résultat dont il est question ici consiste le plus souvent en une (éventuellement quelques) solution S admissible et remarquable du problème pour l’instanciation E. Il peut aussi inclure, et parfois même se restreindre à, ce que j’appellerai des constats. Ces derniers peuvent revêtir diverses formulations telles que :
– la solution admissible S possède telles propriétés
;
– aucune solution ne jouit de telles propriétés ;
– P appliquée à E n’a pas permis de trouver de solution
ayant telle propriété (par exemple être admissible)
;
– …
Dire que M est une classe bien définie de procédures implique que :
– toutes les procédures concernées ont des éléments
communs (concepts, structures, …) qui les font apparaître comme appartenant
à une même classe ;
– une procédure de la classe n’est définie (c’est-à-dire
applicable à une instanciation E) que si des valeurs précises
et convenables ont été attribuées aux divers paramètres
(données d’entrée) et, s’il y a lieu, que si la place et
le rôle de certaines règles de procédure ont été
fixés (exemple : rôle d’une fonction en tant que critère
d’optimisation ou contrainte).
Quiconque envisage, pour éclairer une décision, de prendre
appui sur une méthode ne va-t-il pas souhaiter qu’elle soit robuste
? Mais dans quel sens ? Il y a encore là matière à
question (cf. § 2).
Etant donné un ensemble d’instanciations d’un problème et un ensemble de procédures applicables à ce problème, j’appellerai conclusion toute assertion (de nature quelconque, vraie ou fausse) qui vise à tirer parti de certaines des informations contenues dans les résultats R(P,E) relatifs à tout ou partie des couples (P,E) envisagés, c’est-à-dire tels que
Voici à titre d’illustration quelques formes typiques de telles assertions dignes d’intérêt pour l’aide à la décision.
i) Pour tous les couples (P,E) d’un sous-ensemble bien défini
de l’ensemble des couples envisagés, S est une solution admissible
dont l’écart à l’optimum n’excède jamais tel seuil.
ii) Les résultats R(P,E) obtenus sur un échantillon de
couples (P,E) jugé représentatif de tous ceux envisagés
font apparaître des invariants qui sont les suivants….
iii) Les solutions admissibles remarquables mises en évidence
par les résultats R(P,E) relatifs à tels sous-ensembles de
couples (P,E) étudiés font apparaître des différences
(voire des contradictions) jugées importantes.
iv) A l’exception de quelques couples (P,E) (éventuellement
définis avec quelque ambiguïté), telle solution S jouit,
sur l’ensemble des couples (P,E) envisagés, des propriétés
suivantes….
v) Les objectifs ci-après … sont inconciliables dès l’instant
où l’on considère l’ensemble des couples (P,E) définis
comme suit…
Ce genre de conclusions ne conduit pas nécessairement à préconiser la mise à exécution de telle solution plutôt que telle autre, le choix de telle méthode plutôt que telle autre mais plus simplement à cadrer, à jalonner, voire à restreindre, le champ des options qui s’offrent à celles ou ceux pour le compte de qui ou au nom de qui l’aide à la décision s’exerce. Ici encore, il paraît pertinent de soulever la question : que faut-il entendre par conclusions robustes ?
Qu’il s’agisse de solutions, de méthodes ou, plus généralement,
de conclusions, la signification du terme «robustesse» est
à la fois (comme je vais m’efforcer de le montrer) fortement subjective
et, dans les formalisations que l’on peut en donner, très contingente
au contexte décisionnel considéré.
1) Le caractère imprécis, incertain et, plus généralement,
mal connu, voire mal défini, de certaines spécificités
ou grandeurs factuelles du problème.
2) Les conditions de mise à exécution de la décision
qui sera arrêtée, lesquelles peuvent être influencées
par ce que sera l’état de l’environnement au moment où elle
sera mise à exécution si elle est ponctuelle ou par les états
successifs de cet environnement si elle est séquentielle.
3) Le caractère flou, éventuellement lacunaire, et non
nécessairement stable des systèmes de valeurs (et plus particulièrement
de préférences) qui sont censés prévaloir pour
apprécier la faisabilité et l’intérêt relatif
des diverses actions potentielles en tenant compte des conditions envisagées
pour leur mise à exécution.
Pour donner sens au terme «robustesse» dans un contexte décisionnel spécifié, il importe, me semble-t-il, d’analyser ce que recèle chacune des trois sources ?), ?), ?) ci-dessus comme raisons et facteurs vis-à-vis desquels on recherche la robustesse. Cet effort d’analyse est nécessaire aussi bien pour définir un formalisme adapté à une modélisation convenable du problème que pour choisir une méthode appropriée à son étude. C’est vis-à-vis de la façon dont ces trois sources justifient que soient envisagées non pas une seule instanciation du modèle élaboré mais un ensemble et/ou non pas une unique procédure mais une méthode bâtie sur une classe que la notion de robustesse acquiert un sens.
Une attitude trop critique, une recherche trop systématique des
générateurs de contingence, d’arbitraire et d’ignorance dans
chacune des sources ?), ?), ?) risquent de conduire à un foisonnement
excessif d’instanciations et de procédures à envisager. En
prenant bien soin, à l’opposé, d’oublier l’adage qui veut
que celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas croit qu’il sait, on peut être
tenté de réduire ce foisonnement en n’envisageant qu’un nombre
par trop restreint d’instanciations et de procédures. Il convient,
dans chaque situation, de trouver un compromis entre ces deux tendances
opposées qui tienne compte notamment des attentes de celles et ceux
pour le compte de qui et au nom de qui l’aide à la décision
s’exerce. Ceci me conduit à aborder (toujours de façon un
peu rapide et superficielle) une dernière question…
Celles et ceux qui sont responsables d’arrêter une décision ou, plus largement, d’influencer un processus de décision n’attendent pas, en général, de l’aide à la décision qu’elle leur dicte leur conduite mais, plus simplement, qu’elle leur apporte des informations utiles pour baliser leur champ de réflexions et d’actions. Que ces informations se présentent en termes de solutions, de méthodes ou de recommandations assises sur des conclusions, elles ne leur seront véritablement utiles que si la façon dont elles sont dépendantes ou encore conditionnées par la contingence, l’arbitraire et l’ignorance que recèlent les sources ?), ?), ?) est prise en compte dans un cadre suffisamment large et explicité. Pour qu’il en soit ainsi, il importe donc que ces informations exploitent non pas un résultat privilégié R(P,E) mais tous ceux envisagés à partir des ensembles et découlant de l’analyse et du formalisme dont il vient d’être question. Pour être utile (répondre à des besoins effectifs), ce mode de prise en compte revêt inévitablement des formes très variées adaptées au contexte décisionnel considéré. Sans prétendre esquisser ici une typologie, je voudrais, pour terminer, illustrer quelques unes des préoccupations clés auxquelles l’analyse de robustesse peut vouloir chercher à répondre. Je considèrerai pour cela quelques situations typiques.
a) La décision a un caractère ponctuel et exceptionnel
(elle ne s’étale ni ne se répète dans le temps)
Avec ces restrictions, considérons par exemple le cas où
il s’agit de sélectionner une variante parmi un ensemble fini de
possibilités pour réaliser un projet ou encore d’attribuer
des valeurs numériques à diverses variables afin d’arrêter
les caractéristiques structurelles d’une grande réalisation.
L’attente des demandeurs d’aide à la décision peut, schématiquement,
revêtir deux formes :
i) La mise en évidence d’une solution accompagnée des
arguments qui conduisent à la préconiser : le plus souvent,
cette solution sera mise à exécution et finalement jugée
dans des conditions, dans un environnement et selon des systèmes
de valeurs qui ne peuvent, au moment de l’étude, être appréhendés
avec exactitude. Attendre de cette solution qu’elle soit robuste, c’est
la vouloir telle qu’elle puisse, le moment venu, apparaître, autant
que faire se peut, comme étant l’une des meilleures et, quelles
que soient les circonstances, comme jamais très mauvaise.
Des propositions pour définir et élaborer des solutions
robustes en ce sens ont été nombreuses. Je me bornerai ici
à citer les travaux de Arbel et Vargas (1993), Escudero (1994),
Kouvelis et Yu (1997), Malcolm et Zenios (1994), Mulvey et al. (1994),
Rosenblatt et Lee (1987), Sengupta (1991), Yu et Yang (1998).
ii) L’élaboration de recommandations balisant le champ des décisions
à considérer sur la base de conclusions robustes : ces conclusions
ont pour objet (cf. § 1.c)) de mettre en évidence des décisions
ou des fragments de décision dont les avantages et inconvénients
sont explicités aussi bien en fonction d’options pouvant conditionner
la procédure (pondération des critères, mode de prise
en compte de l’attitude face au risque, …) que vis-à-vis d’hypothèses
ou scénarios relatifs aux conditions de mise à exécution
(par exemple la date) ou encore de certaines caractéristiques de
l’environnement dans lequel la décision arrêtée prendra
place et sera finalement jugée (nouvelles normes, nouveaux systèmes
de prix, …). Le lecteur pourra trouver des exemples précis de telles
conclusions et recommandations dans Roy (1997), Roy et Bouyssou (1993).
b) La décision a un caractère séquentiel : Considérons par exemple ici le cas où la décision revêt la forme d’un plan qui s’étale dans le temps et qui, de ce fait, apparaît comme une suite de fragments de décisions. Dans ce cas, le plan peut, en général, être révisé à chaque étape afin de tenir compte de l’évolution des conditions de mise à exécution, des caractéristiques de l’environnement et, le cas échéant, des systèmes de préférences. Dans la mesure où les décisions prises au cours des premières étapes du plan sont susceptibles d’avoir un impact aussi bien sur les possibilités de décision dans les étapes ultérieures que sur les conséquences que ces futures décisions pourront avoir, la robustesse du plan (tel qu’il peut être revu à chaque étape) s’analyse en termes de flexibilité. Cet aspect de la robustesse a été étudié, de façon très approfondie, par Rosenhead et ses collaborateurs (voir notamment Gupta et Rosenhead, 1972, Rosenhead, 1989, Rosenhead et al., 1972).
Ici, l’analyse de robustesse vise à mettre en évidence et à prendre en compte les possibilités d’adaptation et de réaction que la décision qui doit être arrêtée en chacune des étapes considérées préserve pour l’avenir. Quel que soit cet avenir, il s’agit d’arrêter à chaque étape des décisions qui ne rendent pas impossibles ou ne dégradent pas trop les meilleures possibilités de choix ultérieurs et minimisent le risque d’acculer le décideur à des résultats catastrophiques qui auraient pu être évités.
c) La décision concerne l’adoption d’une méthode destinée à être utilisée de façon répétitive dans des conditions et environnements (lieux, moments, …) susceptibles de varier : Considérons ici le cas fréquent où la méthode fait intervenir une classe de procédures définies chacune par un jeu de valeurs précises attribuées à divers paramètres (certains d’entre eux pouvant être des paramètres techniques sans signification concrète bien claire) ainsi que par la façon dont la place et/ou le rôle de certaines règles de procédures ont été fixés (notamment rôle des critères et des contraintes). Les méthodes auxquelles je songe ici ne se réduisent pas aux seules méthodes multicritères usuelles dont l’objet est d’opérer une sélection, un tri ou un rangement sur un ensemble d’actions. Elles concernent également celles qui visent à déterminer, de façon périodique, certaines conditions de fabrication ou de réapprovisionnement (voir par exemple Jeunet, 1997, Jeunet et Jonard, 2000, Vallin, 1999), celles dont l’objet est d’élaborer et de comparer des classifications (voir par exemple Barthélemy et Leclerc, 1995, Guénoche, 1993, Hansen et Jaumard, 1997) ou encore celles qui sont utilisées pour ajuster au mieux un modèle à visée descriptive sur la base d’observations multiples et répétées (voir par exemple Chang et Yeh, 2002, Grigoroudis et Siskos, 2001, Siskos et Grigoroudis, 2001).
Il importe ici que, dans la mesure où le choix des valeurs attribuées aux différents paramètres de même que la place et le rôle dévolu à certaines règles de procédures recèlent une place d’arbitraire, la variabilité des résultats auxquels la méthode conduit selon la procédure adoptée soit prise en compte. Pour que la méthode soit dite robuste, il convient donc que cette variabilité ne soit pas trop importante, autrement dit que les résultats ne soient pas trop différents comme ce peut être le cas avec des procédures d’optimisation qui autorisent la présence de solutions très contrastées dans un proche voisinage de l’optimum (voir notamment Beuthe et Scannella, 2001). Il importe surtout que ces résultats ne soient pas contradictoires (cf. Vincke, 1999a,b).
Pour conclure, j’aimerais attirer l’attention sur la grande diversité des préoccupations qui peuvent se cacher derrière le mot robustesse. Afin d’en mieux comprendre la polysémie, ne faudrait-il pas chercher à typer les principales situations contextuelles à partir notamment des distinctions suivantes :
– les données introduites font ou ne font pas intervenir l’état
de l’environnement au-delà d’un très court terme ;
– la mise à exécution de la décision est appelée
à être jugée dans un très court terme ou, au
contraire, seulement à moyen ou long terme ;
– la décision implique une mise à exécution immédiate,
différée ou progressive.
Bernard Roy
Professeur émérite
EWG-MCDA Newsletter, Fall, 2002