Convictions et Aide à la Décision

Carlos Bana e Costa

IST/CESUR Av. Rovisco Pais, 1000 Lisbonne, Portugal

Ce fut à partir de la célèbre conférence à l'University of South Carolina, en 1972, que l'on a commencé à organiser au niveau international une communauté scientifique intéressée par le "domaine du multicritère", lequel, dix années plus tard, était déjà considéré un independent body of knowledge [Zeleny, 1984, p. X]. En fait, ce corps semble être encore celui d'une "hydre" à plusieurs têtes, les divers courants de recherche dans le domaine étant restés jusqu'à présent relativement indépendants.

A part l'influence de cultures différentes, nécessairement importante dans un domaine où il faut se faire comprendre par ceux à qui l'aide s'adresse, on peut expliquer ce fait en associant la diversité des origines scientifiques d'où proviennent les pionniers du multicritère avec la nécessité de faire accepter des approches nouvelles dans un milieu scientifique à l'époque dominé par les postulats du décideur rationnel, de l'optimum et, aussi, du quantitatif. Loin de créer une synergie, comme l'on pouvait de prime abord l'espérer, ce fut "l'incompréhension", plutôt qu'une compétition fratricide, qui s'est installée, notamment entre la perspective decision making de l'Ecole Américaine de l'utilité multi-attribut et le courant aide à la décision de l'Ecole Française. Car, la première, fondée sur les principes axiomatiques issus de l'ouvrage de von Neumann et Morgenstern, reste à mi-chemin dans la mise en cause de ces postulats, pendant que la deuxième trouve dans le rejet de ces derniers sa propre raison d'être.

Plus récemment, une perspective d'intégration s'est progressivement révélée, bien que d'une façon encore timide. Plutôt que considérer les différentes écoles multicritères comme défendant des approches concurrentes, voire même antagonistes, on commence à les voir comme des sources complémentaires de riches enseignements. Telle est à mon avis la conviction fondamentale pour, un jour, faire émerger l'Aide Multicritère à la Décision comme un corps cohérent d'instruments à la fois théoriquement bien fondé (d'où l'importance de leur axiomatisation) et opérationnel sur le plan pratique (ce qui pose le problème de la validation de leur applicabilité).

Naturellement, il y en a une longue "rocky road" à parcourir avant d'achever ce desideratum. Au cours de mon processus de réflexion, un certain nombre de convictions de nature méthodologique se sont forgées dont trois sont, à mon avis, particulièrement importantes comme piliers de cette perspective d'intégration:

L'un des aspects méthodologiques de désaccord entre les écoles multicritères américaine et française reside dans le type de voie, prescriptive/descriptive versus constructive, à suivre dans l'élaboration d'un modèle d'aide à la décision. Ceci justifie la délicatesse et la portée de cette matière et le fait que, à mon avis, la conviction du constructivisme est celle qui prête plus à controverse, même à une certaine confusion terminologique.

D'abord, la distinction conceptuelle la plus classique en théorie de la décision étant entre modèles normatifs et descriptifs, les termes "normative" et "prescriptive" sont souvant pris comme synonymes d'une même attitude: "... what we are seeing is a conflict between a descriptive outlook, i.e a view of how things actually are, and a normative (or prescriptive) outlook, i.e. a view of how we should behave in ideal circumstances" [French, 1988, p. 64]. Mais, la frontière entre les théories descriptives et normatives est aussi floue, comme Vlek le remarque bien en écrivant que tout théoricien descriptiviste a un intérêt normatif implicite vis-à-vis du comportement décisionnel de l'homme: "... Once we know how they do it, we might advise them to improve it" [Edwards et al., 1984, p. 6].

Selon l'avis de Bell, Raiffa et Tversky [1988, p. 17] et Keeney [1992a, p. 57], les modèles descriptifs sont évalués en fonction de leur validité empirique, c.-à-d. leur degré de correspondance avec les choix observés, et les modèles normatives en fonction de leur adequation théorique, c.-à-d. par leur possibilité d'aboutissement à des choix rationels, tandis que les modèles prescriptives sont évalués par leur valeur pragmatique, c.-à-d. par leur habileté pour aider à prendre de meilleures décisions. Aucune référence est faite par ces auteurs à la voie du constructivisme.

D'autre part, "constructive" et "prescriptive" apparaissent chez des auteurs anglophones comme désignations de la même voie: "I believe that we are witnessing the emergence of a useful technical concept which can be labeled interchangeably by the terms constructive or prescriptive" [Dempster, 1988, pp. 286-287]. Encore selon cet auteur, la préférence donnée par Raiffa au terme "prescriptive", par rapport au terme "constructive" n'est justifiée que par des raisons de nature étymologique: "Shafer did write that prescriptive suggests actively helping real people, as when a doctor prescribes. Raiffa argued that Ôconstructive captures an essence of what we mean by prescriptive' but worried that constructive Ômay seem to some to be too systematic, too linear in conception, too structured.' Raiffa indicated that no uniqueness conception is implied by prescriptive."

En matière d'aide à la décision, des difficultés subsistent donc pour distinguer entre la voie du constructivisme que nous partageons et la conception prescriptiviste de Raiffa et Keeney, à cause de leurs interconnexions. Par exemple, de part leurs écrits, je crois que ces deux auteurs partagent les deux autres convictions ci-dessus énoncées; eux aussi, ils attachent une grande importance pratique à la phase de structuration (cf. [Keeney, 1992b]). Pourtant la distinction entre ces deux voies ne se réduit pas à des simples questions étymologiques et je la considère même comme fondamentale en termes d'attitude dans l'exercice de l'aide à la décision.

En empruntant une démarche constructive, un homme d'étude aide à construire un modèle de jugements de valeur par la quête d'hypothèses de travail pour faire des recommandations. Par une démarche prescriptive un analyste commence par décrire et il fait des prescriptions sur base d'hypothèses normatives validées par la réalité décrite. C'est par ce fait que, je le crois, Roy et Bouyssou [1993, p. 61] englobent sous la désignation "descriptive" tout approche autre que la constructive.

Dans les grandes lignes, la voie du constructivisme consiste à construire avec les acteurs "un Ôjeu de clés' qui {...} leur permettra de cheminer, de progresser conformément à leurs objectifs et à leurs systèmes de valeurs" [Roy, 1992, p. 20]. Définitivement, cette voie est beaucoup plus éloignée des sciences normatives que celle ayant la prétention de vouloir prescrire "comment un individu {...} devrait faire pour choisir une stratégie cohérente avec ses préférences et ses jugements personnels" [Raiffa, 1973, p. x]. Parmi les américains, von Winterfeldt et Edwards [1986, p. 353] sont ceux que je sens les plus proches: "The position we take is that no one has (cardinal) numbers in his or her head waiting to be elicited". Du coté britannique je détache Phillips [1990, p. 150]: "The model is only a guide to action, not a normative prescription, and it is at best conditionally prescriptive. In addition, the model differs from purely descriptive models in that it participates in the reality it is supposed to model. As the results of the modelling become available to participants, they compare these results to their holistic judgements. It is the inevitable discrepancies that arise, especially early in the modelling process, that drive the dialectic."

En conclusion, je suis convaincu que la voie constructiviste est celle qui naturellement s'impose de suivre dans l'exercice de toute activité d'aide à la décision, y compris la structuration. Il est clair que la connaissance par l'homme d'étude des hypothèses de base de chaque instrument qu'il a à sa disposition pour exercer l'aide à la décision est fondamentale. Mais, en empruntant une approche constructive, l'homme d'étude ne cherche pas des hypothèses qu'il prendra comme des "normes pour prescrire" une fois "acceptées". Il les prendra davantage comme des "hypothèses de travail pour recommander", en adoptant une attitude permanente de discussion critique des outils ("clés") qu'il va sélectionner dans l'évolution du processus interactif d'apprentissage.