Décision Multicritère ou Aide multicritère ?

Denis Bouyssou

ESSEC

B.P. 105

F-95021 CERGY FRANCE

 

En matière d'aide à la décision, la littérature "multicritère" a connu un extraordinaire accroissement depuis le début des années 1970. On a souvent cherché à expliquer ce développement (voir, par exemple, Zeleny (1982) ou Schärlig (1985)) en faisant remarquer que la "réalité" elle-même était multicritère et que toute décision impliquait de "peser le pour et le contre". Puisque décider implique de prendre en compte en compte plusieurs points de vue, aider à la décision implique d'utiliser des méthodes multicritères. Sans vouloir nier toute valeur à cet argument "réaliste" nous croyons cependant que la raison d'être d'une démarche multicritère pour aider à la décision est ailleurs.

Utiliser un tel argument conduit à voir dans le "monocritère" un cas "limite" et "dégénéré" du multicritère et donc à relativiser la portée des modèles monocritères(calcul économique, techniques classiques de la recherche opérationnelle, etc.) pour aider à la décision. Ces modèles ont pourtant très souvent fait la preuve de leur efficacité en la matière. Adopter une démarche monocritère, ce n'est pas postuler que "dans la réalité" un seul critère est à l'oeuvre mais c'est, plus simplement, vouloir aider à la décision en n'exhibant explicitement qu'un seul critère. Dans un tel cadre, la prise en compte de "points de vue" multiples s'effectue de diverses façons (même si c'est souvent imparfaitement): conversion de toutes les conséquences dans une unité unique, analyses de sensibilité, utilisation de la dialectique subtile existant entre objectifs et contraintes, etc. Nous ne croyons donc pas que l'argument "réaliste" puisse, à lui seul, justifier l'adoption d'une démarche multicritère. Notons de plus que l'utilisation de cet argument constitue peut-être une des raisons permettant d'expliquer pourquoi, en dépit de son développement spectaculaire, le multicritère reste aujourd'hui encore mal connu de nombreux chercheurs opérationnels "classiques", c'est-à-dire "monocritères" (pour d'autres raisons possibles, voit Steuer (1987)).

Il y a, selon nous, à la base d'une démarche multicritère en aide à la décision, un "acte de foi" consistant à croire que bâtir explicitement plusieurs critères peut avoir un "rôle positif" dans le processus de modélisation. C'est cet acte de foi qui, à notre sens, permet d'entrer dans ce que Roy (1988) a appelé un "nouveau paradigme" pour l'aide à la décision. Bien entendu, nombreux sont les arguments tendant à montrer que cet acte de foi n'est pas déraisonnable. Mais ces arguments ne sont pas des "preuves" et il est important de garder à l'esprit qu'ils sont uniquement des éléments permettant de se forger une conviction. A notre sens, la démarche multicritère en aide à la décision aide n'est pas destinée à supplanter définitivement les diverses approches monocritères. Elle constitue une autre façon de faire de l'aide à la décision qui, si elle semble échapper à certaines difficultés rencontrées avec une démarche monocritère, soulève également des problèmes et des questions.

Parmi les arguments qui ont emportés notre conviction mentionnons:

a) Dans la plupart des processus de décision, aussi complexes et conflictuels soient-ils, il est souvent possible de mettre à jour un certain nombre d'"axes de signification" (sur cette notion, nous renvoyons à Roy (1985)) concrets, communs aux différents acteurs, autour desquels ils justifient, transforment et argumentent leurs préférences. Bâtir différents critères autour de ces axes de signification, c'est alors tenter de modéliser ce qui peut apparaître comme la partie stable de la perception du problème qu'ont ces acteurs; c'est là le rôle de ce niveau intermédiaire (et parfois terminal) de modélisation que constitue l'élaboration du "tableau de performances" incluant, au contraire d'un critère unique, le moins possible de jugements dépendant d'un système de valeurs particulier et constituant donc souvent une base de dialogue irremplaçable entre acteurs.

b) Construire plusieurs critères permet à l'homme d'étude de gérer, au niveau de chaque axe de signification, les éléments d'incertitude, d'imprécision, de mauvaise définition affectant les "données" du problème (cf Bouyssou (1989)). On peut alors mettre en oeuvre des techniques plus simples et efficaces que dans une approche monocritère pour gérer ces phénomènes et ainsi parvenir à une "carte" moins arbitraire, plus riche et néanmoins plus lisible d'un "territoire" complexe.

c) Construire plusieurs critères, c'est admettre qu'une décision sera inévitablement le résultat d'un compromis entre plusieurs objectifs conflictuels. Mais tous les acteurs n'ont pas la même vision de ce compromis. Un acteur particulier peut même avoir des difficultés à élaborer sa propre conviction parce que ses préférences sont mouvantes et/ou insuffisamment structurées. Ceci doit amener l'homme d'étude à changer d'attitude vis-à-vis de sa prescription et, ainsi, lui permettre d'éviter certains écueils fréquemment rencontrés avec une démarche monocritère. Étant condamné à travailler dans le cadre d'un problème "mal posé", il ne peut espérer emporter une conviction du fait de la sophistication des techniques de calcul qu'il utilise. Sa prescription, qui peut, dès lors, prendre d'autres formes que la simple recherche d'un optimum (cf. Roy (1985)), n'acquerra de probance que s'il y a une réelle insertion dans le processus de décision. Le modèle est, dans ce cadre, un support à la réflexion, à la négociation, à la créativité (notons par exemple que recourir à une modélisation multicritère permet d'éviter d'éliminer arbitrairement des solutions possibles comme c'est, par exemple, le cas dans un modèle monocritère où certaines contraintes jouent le rôle d'objectifs déguisés) tolérant les ambiguïtés, les hésitations et les retours en arrière.

Tels sont, selon nous, les principaux "avantages" à entrer dans un "paradigme multicritère" en matière d'aide à la décision. Nous ne concevons pas cette "nouvelle" aide à la décision comme permettant d'apporter une "réponse scientifique" à des "problèmes de société". Y recourir ne comporte d'ailleurs pas que des avantages. On peut notamment lui reprocher de procéder d'un schéma trop analytique pour pouvoir éclairer de grandes décisions stratégiques (cf. Roy et Bouyssou (1991)). Quitter le domaine des "problèmes mathématiquement bien posés", c'est aussi, souvent, prêter le flanc à des critiques ayant pour thème la "manipulation", le "manque d'objectivité", la "pseudo-scientificité", etc.

Pour ces raisons, de même que Roy (1985 et 1990) ou Vincke (1989), nous préférons employer l'expression "aide multicritère à la décision" plutôt que "aide à la décision multicritère". Renoncer à utiliser un argument "réaliste" pour justifier l'adoption d'une démarche multicritère c'est reconnaître que nos outils et modèles sont directement en concurrence avec ceux issus d'une démarche monocritère. Il y a là un défi qui vaut la peine d'être relevé.